vendredi 15 juillet 2011

Rachid Merabet. Réalisateur du documentaire Slimane Azem, une légende de l’exil

Reconquérir cette culture de l’émigration



Un prix d’encouragement lui a été décerné pour Slimane Azem, une légende de l’exil pour la première résidence d’écriture de scénario, organisée en juin par le commissariat du Festival du film amazigh.
- Slimane Azem, une légende de l’exil. Pourquoi ce sujet spécifiquement ?

«Mon cœur est toujours malade, malade à cause des hommes de mal. Ils se glorifient des œuvres des autres. De cuivre vil ils fondent des bijoux d’argent. Ils ne plantent pas ils déracinent. Tes yeux ont découvert la voie de connaissance.» Je vous donne en guise d’introduction à ma réponse ce poème de Jean Amrouche. Car je pense que Slimane Azem était fondamentalement un homme de bien, un adepte de la liberté et surtout un porte-drapeau de la culture kabyle. Cinq ans après la réalisation de mon documentaire sur la vie de Slimane Azem, je suis fier que la Cinémathèque le diffuse. Pour moi, c’est une marque de reconnaissance de l’œuvre d’un homme tout dévoué au peuple algérien, un personnage exemplaire dont on aimerait qu’il en existe beaucoup d’autres.

- Comment avez-vous traité le sujet ?

De Slimane Azem, je conservais le souvenir d’un électrophone posé sur la table du salon. Ces chansons incompréhensibles faisaient remonter mes souvenirs de l’étrange ailleurs dont j’étais issu sans pour autant vraiment en être. L’image du petit berger courant pieds nus derrière les quelques moutons de son troupeau m’apparaissait… C’est ce gamin qu’il avait dû être dans son village d’Agouni Gueghrane, où il naquit en 1918. Là, au pied du Djurdjura, entre six et onze ans, il partagera son temps entre les pâturages et les Fables de La Fontaine qu’il étudie à l’école. Selon la légende, il aurait développé son génie poétique suite à une rencontre avec un vieillard qui lui aurait proposé soit d’avoir une intelligence accomplie, soit un foyer plein d’enfants. Il choisira d’être poète visionnaire et ne laissera aucune descendance. A 19 ans, il traverse la Méditerranée. Dès 1937, il travaille dans les aciéries autour de Longwy et endosse alors le statut d’immigré. Cette déchirure existentielle inspirera une grande partie de son œuvre. Œuvre qu’il mettra au service de ses compatriotes en leur prodiguant ses chansons «conseillères», allégeant leurs tourments d’exilés. Il partagera durant sa carrière, avec l’immigration algérienne, les sentiments de joie, de peine, de toute une communauté de destin. Slimane Azem, c’est le chanteur d’une époque révolue, celle de Prévert déclinant le nom de tous ces «étranges étrangers» qui peuplaient les usines Renault, alimentaient les fours de la sidérurgie, descendaient dans les puits des mines, construisaient les bâtiments de la modernité française. Slimane Azem, c’est l’histoire de ces hommes longtemps muets sur leur jeunesse, leur arrivée en terre étrangère. Trajectoire que souvent les enfants issus de cette immigration ne découvrent que sur le tard. Slimane Azem, c’est le soutien moral de la première génération d’émigrés kabyles en France coloniale. Slimane Azem, c’est l’effort nationaliste de toute la classe ouvrière immigrée, soutenant avec abnégation le combat pour l’indépendance de l’Algérie. Pays désiré de leurs vœux mais qui n’a su les reprendre en son sein. Il porte en lui cette contradiction de la nation algérienne. Slimane, c’est surtout la nostalgie du paradis perdu, l’exil temporaire qui devient perpétuel. C’est une voix de l’histoire de l’émigration. Slimane Azem, c’est une légende de l’exil…

- Nous trouvons rarement des travaux artistiques ou de recherche sur cet artiste…

Quand j’ai commencé mon travail de recherche au début des années 2000, il n’y avait rien, et ceux qui avaient des documents les gardaient comme un trésor personnel qu’il ne savait pas valoriser. Le travail universitaire de traduction de Youcef Nacib m’a permis d’accéder en français à l’œuvre de Slimane Azem. Pour moi, faire ce documentaire a été un honneur et m’a rempli du sentiment du devoir accompli.

- Avez-vous trouvé des difficultés pour réaliser votre documentaire ?

J’ai rencontré beaucoup de difficultés à monter ce projet, car pour les programmateurs de chaînes de télévision française, «Slimane Azem» ne voulait rien dire et je suis d’autant plus fier qu’il est aujourd’hui reconnu comme un artiste majeur issu de l’immigration. Je pense que mon film a contribué à la réhabilitation de cette grande figure de la culture kabyle, et plus largement algérienne. En France, ce film a questionné l’histoire de l’émigration. Il a permis de faire comprendre ce qu’étaient les conditions d’accueil des émigrés, de reconnaître l’absence d’attention portée à cette population issue du sous-prolétariat. Pour moi, il fallait, pour les enfants français issus de l’immigration, tenter de réparer l’image des pères amoindris, parce que quasi-inexistante dans cette France, leur société d’accueil. C’est pour cela que j’ai utilisé l’image de cet illustre chanteur et poète, qui perpétuait une tradition orale kabyle dans ces cafés-hôtels de Paris, là où nos «pères», rassemblés dans leur solitude, trouvaient dans les bars un petit coin d’humanité à partager avec leur chanteur. C’est pour reprendre le cours de l’histoire de l’immigration à sa source que ce documentaire appelle à découvrir le parcours de ces hommes, à reprendre le fil des existences mutilées, à reconquérir cette culture de l’émigration, longtemps sous-évaluée et qui pourrait permettre de fabriquer le ciment entre un ici reconnaissant et un ailleurs apaisé.

- Nous avons l’impression que Slimane Azem est boycotté par plusieurs parties…

Pour moi, l’œuvre artistique de Slimane Azem s’inscrit dans la continuité historique de celle de Si Moh ou Mohand. Il connaîtra l’Algérie française, puis l’Algérie algérienne, il s’interrogera très tôt sur son double statut de colonisé et d’exilé économique, et transcrira le sentiment de milliers de ses compatriotes, bien moins en mesure que lui d’analyser cette déchirante situation existentielle. Patriote, il a été. Dès son arrivée en France, il militera au sein du Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj. Il aspire avec ferveur à l’indépendance de son pays dès 1956, et rendra publique une chanson ouvertement anticolonialiste : Criquet sort de ma terre. Cette chanson lui valut des démêlés avec la police française et aurait pu lui coûter la vie sans le soutien de son frère Ouali, acquis à l’Algérie française pour des raisons que son frère Ali synthétise dans mon documentaire. C’est cette position pro-française de certains membres de sa famille qui provoquera le bannissement d’Algérie de la famille Azem, conséquence d’une répression punitive, collective que l’on sait pratiquée par des régimes autocrates et totalitaires. Pourtant que dire du patriotisme de Slimane Azem, lorsqu’en plein conflit libérateur, il pose son regard sur la guerre d’indépendance et compose une fervente prière à la recherche d’un remède aux malheurs du peuple algérien. Ô Dieu, le clairvoyant/A Rebbi Imudebber. Son engagement resplendit encore plus fort dans cette ode à l’astre lunaire qui symbolise l’avènement d’une Algérie libre et indépendante. Cet écho patriotique résonne de l’espoir porté par un peuple en lutte, «Le croissant enfin paraît/Idahred waggur». Les derniers vers de cet hymne à l’indépendance montrent la distance critique de Slimane Azem face à la Constitution de l’Etat algérien. Dans ses chansons, Slimane Azem dénoncera régulièrement, en termes allusifs, l’injustice et l’ambition des représentants du pouvoir algérien. Il quittera l’Algérie en 1959 pour n’y plus retourner, même pour son ultime demeure.
En 1967, il sera frappé d’interdiction d’antenne par la Radio Télévision algérienne, sur la foi d’une liste d’artistes ayant soutenu Israël durant la guerre des Six Jours. Cette «conspiration du silence» n’empêchera pas sa cote de popularité de monter, jusqu’au début des années 1970, où il recevra des mains de M. Minichin, PDG de IME-Pathé Marconi, un disque d’or pour avoir vendu un très grand nombre de disques. C’est une première pour un chanteur d’origine algérienne qu’il partagera avec la chanteuse Noura ! Durant cette période, Slimane Azem exprimera la contradiction essentielle de sa situation. Il rendra compte de son état de «banni» et de celui d’émigré, dont il continuera de porter le statut jusqu’à la fin de sa vie, avec son lot de culpabilité, d’errance, de violence et d’indifférence. Ses chansons restituent l’état mental de beaucoup de fils de paysans kabyles confrontés de plein fouet à la modernité, voués à une vie de précarité et de frustration. Ils deviendront ce sous-prolétariat sacrifié sur l’autel du néocolonialisme, dont les trajectoires humaines ont été remarquablement analysées et traduites par Abdelmalek Sayad. La douleur de l’exil n’entamera pas l’acuité du poète. Il demeurera un fervent défenseur des valeurs ancestrales kabyles et, dès 1966, il sera membre de l’Académie Agraw Imazighen, dont l’un des fondateurs, Muhend Bessaoud, est mort en exil en janvier 2002, sur l’île de Wight. Participant actif du mouvement de Libération nationale, il écrira plusieurs livres à compte d’auteur, dont Heureux les martyrs qui n’ont rien vu, en 1963. Ce roman autobiographique est un regard critique sur le fonctionnement de l’intérieur de l’ALN durant la guerre d’indépendance. Son héritage est aujourd’hui porté par le Congrès mondial amazigh, association qui défend la culture berbère.
Dans les années 1970, Slimane Azem orientera son chant vers le combat identitaire et ne cessera de caricaturer l’attitude des dirigeants de l’Algérie nouvelle. Il les représentera selon son inspiration, soit sous la forme de crapaud coassant dans la mare, soit sous l’effigie d’un perroquet bavassant.  L’œuvre de Slimane Azem aura contribué au renouveau du chant identitaire kabyle et marqué le désir de perpétuer le souffle d’une identité ancestrale, face à un régime politique qui n’a pas perçu l’intérêt d’apprécier les différents constituants culturels de l’Algérie, en tant que richesses naturelles. En 1981, il donnera un dernier récital à l’Olympia. L’espoir de voir, sentir et vivre sur la terre de ses ancêtres lui sera jusqu’au dernier jour refusé. Malgré son absence physique, Slimane Azem influencera la poésie chantée kabyle. Nombreuses sont les chansons qui habitent encore les esprits de beaucoup d’Algériens de toutes les générations, à l’image des chansons de Matoub Lounès, qui lui dédiera l’un de ses albums. Ce dernier chant sera celui de liesse, car Slimane Azem sait sa descendance assurée. Les générations montantes de poètes chanteurs, comme Aït Menguellet, Idir, Matoub Lounès, ayant entendu son message, ont fait le serment de porter, chacun à sa manière, l’art de la chanson poétique kabyle. Slimane Azem s’éteindra le 28 janvier 1983, après une longue maladie. Jusqu’à ses derniers instants, il n’aura cessé d’écrire et de se languir de son beau pays.

Bio express :

Rachid Mérabet, 43 ans, réalisateur de cet hommage documentaire, concernant l’œuvre et la vie de Slimane Azem, diffusé en 2007 au Festival du film amazigh où il a obtenu un prix d’encouragement. Il a été formé à l’Ecole des beaux-arts de Bourges qu’il quitte en 1993 pour une formation documentaire universitaire à Poitiers.
Depuis, il s’attache à la réalisation de documentaires de création. En 1993, il tourne Itinéraire bis, road-movie documentaire portant sur ses origines kabyles en Algérie. En 1995, il réalise Clair de lutte. Il rappelle dans ce documentaire à faibles moyens l’histoire de la lutte ouvrière au travers d’une grève contemporaine chez Valéo, équipementier automobile.
En 1999, il met en œuvre Juste une lueur, expérience de fiction tournée dans un quartier dit «sensible» dans le cadre d’une action culturelle qu’il mène avec son association Au Fil du Faire. En 2008, il termine un second documentaire autour de la culture hip-hop 100% GAS en coproduction avec France 3 Limoges-Poitou-Charentes. A l’heure actuelle, il développe un projet documentaire haute définition autour d’un garage social dans le Nord-Pas-de-Calais.
 
Nassima Oulebsir

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